[MEDIAPART] ÉLYSÉE ET GOUVERNEMENT ANALYSE

Slalomer pour durer : la stratégie casse-cou de François Bayrou

Sorti du bourbier budgĂ©taire, toujours en poste malgrĂ© six motions de censure, le premier ministre se prend Ă  rĂȘver de stabilitĂ©. Pour cela, il suit un triple objectif : figer le temps politique, neutraliser le PS en attendant son congrĂšs et obtenir la bienveillance du RN. Au risque d’ancrer dĂ©finitivement dans le pays les mots et les obsessions de l’extrĂȘme droite.

llyes Ramdani - 23 février 2025 à 16h22

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A la tribune de l’AssemblĂ©e nationale, François Bayrou commence son discours avec un petit sourire en coin. Le premier ministre semble plutĂŽt fier de ce qu’il prĂ©pare : trente-sept minutes d’une charge violente contre le Parti socialiste (PS), accusĂ© d’avoir dĂ©posĂ© une motion de censure « Ă  faux », « Ă  blanc », « pour faire semblant », mercredi 19 fĂ©vrier. « Vous aurez les sarcasmes et vous aurez le ridicule », promet-il au groupe socialiste. Olivier Faure, le premier secrĂ©taire du PS, tente de le couper : « Vous allez le regretter ! »

La rĂ©ponse fuse, goguenarde : « Ne menacez pas, monsieur Faure, je viens Ă  vous. » HumiliĂ©, le groupe PS quitte l’hĂ©micycle en cours de discours. Dans les travĂ©es, une question parcourt les rares prĂ©sents : Ă  quoi joue François Bayrou ? MĂȘme l’orateur du groupe macroniste, StĂ©phane Vojetta, assume de « s’écarter de son discours pour s’adresser » directement au chef du gouvernement : « Je vous l’avoue, je n’ai pas compris vos saillies Ă  l’encontre d’un parti [
] qui a acceptĂ© de saisir votre main tendue. »

La volte-face a effectivement de quoi donner le tournis, deux mois aprĂšs avoir installĂ© le PS comme le partenaire privilĂ©giĂ© de l’exĂ©cutif et nĂ©gociĂ© avec lui les conditions d’une non-censure. Est-ce l’hybris d’un homme blessĂ© par le dĂ©pĂŽt, par un parti censĂ© ĂȘtre de mĂšche, d’une motion susceptible de le renverser ? À tout le moins, c’est le tĂ©moin de l’état d’esprit d’un premier ministre qui, Ă  dĂ©faut de disposer de la confiance de l’AssemblĂ©e nationale, bĂ©nĂ©ficie de la seule qui ne l’ait jamais quittĂ© : la sienne.

À Matignon, c’est comme si la semaine qui vient de s’écouler avait subitement dĂ©gagĂ© l’horizon. AprĂšs le budget de l’État, celui de la SĂ©curitĂ© sociale pour l’annĂ©e 2025 a Ă©tĂ© dĂ©finitivement adoptĂ© le 17 fĂ©vrier. Deux jours plus tard, c’est la sixiĂšme motion de censure de l’hiver qui Ă©chouaĂŻt au Palais-Bourbon. Sur l’affaire BĂ©tharram, François Bayrou est persuadĂ© d’avoir rĂ©ussi un double coup politique en s’affichant aux cĂŽtĂ©s de victimes puis en lançant un contre-feu visant le gouvernement de Lionel Jospin (1997-2002).

Dans son ascension de l’Himalaya, comme il a dĂ©crit sa tĂąche Ă  Matignon, le chef du gouvernement pense avoir franchi quelques sommets de taille. De quoi s’autoriser Ă  voir plus loin : l’étĂ©, la fin de l’annĂ©e, la fin du quinquennat
 et l’élection prĂ©sidentielle de 2027, Ă  laquelle il espĂšre concourir. DĂšs lors, sa feuille de route est simple Ă  dĂ©cliner : durer, durer, durer. DenrĂ©e rare de l’époque, la stabilitĂ© devient un marqueur politique, une maniĂšre de se distinguer dans le marigot des ambitions.

Signe que le climat a changĂ©, la perspective de nouvelles Ă©lections lĂ©gislatives anticipĂ©es est passĂ©e au second plan dans les discussions de couloir et les analyses des uns et des autres. « J’étais sĂ»re qu’il y en aurait une cet Ă©tĂ© et, dĂ©sormais, je n’y crois plus », glisse par exemple une ministre, persuadĂ©e que l’accord nouĂ© avec les socialistes sur le budget « change considĂ©rablement la donne ».

Le congrĂšs du PS en tĂȘte

Si François Bayrou s’est permis de « maltraiter » ainsi le PS, selon la formule de Jean-Luc MĂ©lenchon, c’est parce qu’il considĂšre qu’il peut se le permettre. Autrement dit, que le PS a perdu son pouvoir de dissuasion, malgrĂ© les menaces qu’il agite semaine aprĂšs semaine. AprĂšs avoir construit sa stratĂ©gie des derniers mois sur la dĂ©marcation avec La France insoumise (LFI), revenir Ă  une position de censure serait pĂ©rilleux pour le parti Ă  la rose, estime-t-on Ă  Matignon.

« Si Bayrou tombe, on va tout droit Ă  la dissolution, souligne un dirigeant de la coalition au pouvoir. Et le PS n’en a aucune envie. » Encore moins depuis que tout le monde a compris que la rĂ©forme du mode de scrutin n’interviendra pas dans les prochains mois : instaurer la proportionnelle aux Ă©lections lĂ©gislatives aurait rendu, pour le PS, le retour aux urnes moins dangereux. Sans cela, une dissolution, alors que la possibilitĂ© d’une large union de la gauche paraĂźt lointaine, pourrait faire perdre aux socialistes des dizaines de siĂšges, jusqu’à menacer l’existence mĂȘme de leur groupe.

Vieux routier de la vie politique, François Bayrou a parfaitement saisi les enjeux qui traversent ces temps-ci les rangs socialistes. Il sait que le PS Ă  un congrĂšs du 13 au 15 juin ; il sait qu’Olivier Faure est vivement contestĂ© en interne ; il sait que François Hollande, avec qui il discute rĂ©guliĂšrement, Ɠuvre en coulisses pour reprendre - directement ou non - les clĂ©s du parti.

C’est Ă  cette aune qu’il faut comprendre son discours du 19 fĂ©vrier : pour le chef du gouvernement, attaquer bille en tĂȘte le premier secrĂ©taire du PS revient Ă  l’affaiblir, en donnant du grain Ă  moudre Ă  ceux qui dans ses rangs (comme François Hollande) ne souhaitaient pas que le parti dĂ©pose cette motion de censure. Voir le congrĂšs remportĂ©, en juin, par l’aile sociale-dĂ©mocrate du parti serait assurĂ©ment une bonne nouvelle pour l’exĂ©cutif.

Enfin, l’influence croissante de l’ancien prĂ©sident de la RĂ©publique sur le groupe PS affaiblit d’autant plus les menaces de censure formulĂ©es par Olivier Faure. « MĂȘme s’il dĂ©cidait d’appuyer sur le bouton, une bonne partie du groupe ne le suivrait pas », pense un proche de François Bayrou. D’oĂč le faible intĂ©rĂȘt que voit ce

dernier à mettre en scùne son entente avec le PS, dont il estime par ailleurs qu’elle renforcerait Olivier Faure.

Le pas de deux avec le RN

En revanche, un autre danger guette l’exĂ©cutif : celui du Rassemblement national (RN), dont le pouvoir de nuisance est revenu Ă  l’agenda. « On s’en mĂ©fie beaucoup, raconte le mĂȘme proche. On a des antennes chez eux mais elles ne servent Ă  rien. Un nous dit : “T’inquiĂšte, c’est bon, on ne votera pas la censure”; deux heures aprĂšs, un autre nous dit l’inverse. Avec eux, on n’a vraiment aucune certitude. »

Dans le camp prĂ©sidentiel, personne n’a oubliĂ© les concessions multiples accordĂ©es par Michel Barnier au RN, jusqu’à ce que le parti d’extrĂȘme droite dĂ©cide de changer d’avis et de le renverser dĂ©but dĂ©cembre. À Matignon, on a fait les calculs : si le mouvement de Marine Le Pen se joint Ă  une motion de censure de gauche, il pourrait suffire de vingt-trois dĂ©putĂ©-es PS (un tiers du groupe) pour faire tomber le gouvernement.

D’oĂč l’intĂ©rĂȘt de mĂ©nager le RN sans le dire trop fort. Au cabinet de François Bayrou, la moindre demande des parlementaires d’extrĂȘme droite est traitĂ©e avec les formes. À la mort de Jean-Marie Le Pen, le premier ministre a saluĂ© la mĂ©moire d’un « combattant » et le gouvernement a dĂ©pĂȘchĂ© un reprĂ©sentant Ă  ses obsĂšques. Au sujet de la dĂ©cision de justice qui pourrait rendre Marine Le Pen inĂ©ligible le 31 mars, il a redit fin janvier sur LCI qu’il trouve « trĂšs dĂ©rangeant » le principe d’exĂ©cution provisoire de la peine, pourtant consacrĂ© par la loi.

Le maintien en poste de Bruno Retailleau rĂ©pondait au mĂȘme objectif : anesthĂ©sier l’extrĂȘme droite en installant ses thĂšmes, ses mots et ses idĂ©es dans le paysage. Depuis, c’est un florilĂšge : le « sentiment de submersion » migratoire, les saillies sur les familles d’étrangers dans un village pyrĂ©nĂ©en ou sur le camarade africain de François Bayrou
 Et ce ne sont pas que des mots : le gouvernement a soutenu la remise en cause du droit du sol Ă  Mayotte et a ouvert la porte Ă  un Ă©largissement du dĂ©bat Ă  l’ensemble du territoire national.

Le ministre de l’intĂ©rieur, souvent rejoint par son collĂšgue de la justice, traduit en actes ce qu’a impulsĂ© le premier ministre en mots : une convergence croissante des points de vue entre la droite et l’extrĂȘme droite, la conviction partagĂ©e que les sujets migratoires doivent occuper le haut de l’agenda et les mĂȘmes obsessions, ravivĂ©es Ă  longueur d’interviews. « On a un ambassadeur au gouvernement », s’amusait Laurent Jacobelli, le porte-parole du RN, en parlant de Bruno Retailleau, jeudi sur France Info.

Reste un dernier volet de la mĂ©thode Bayrou, pas le moins important : le ralentissement de la vie politique. Le prĂ©sident du MoDem considĂšre que le temps joue en sa faveur et voit les oppositions engoncĂ©es dans leur propre calendrier : un congrĂšs fratricide en mai pour le parti Les RĂ©publicains (LR) et en juin pour le PS, un couperet judiciaire pour le RN
 « On a tous actĂ© que 2025 serait une annĂ©e un peu creuse », glisse une dĂ©putĂ©e Ensemble pour la RĂ©publique (EPR).

« On en est rĂ©duits Ă  lire l’horoscope tous les matins et Ă  se demander “Et maintenant, on fait quoi?” »

Un dirigeant du socle commun

Édouard Philippe, le prĂ©sident d’Horizons, est mĂȘme allĂ© un cran plus loin, le 26 janvier en meeting Ă  Bordeaux (Gironde). « Nous ne ferons rien de dĂ©cisif dans les deux ans qui viennent », a dĂ©clarĂ© le candidat Ă  la prĂ©sidentielle. François Bayrou lui a rĂ©pondu que « l’idĂ©e selon laquelle Jils Ă©taient] condamnĂ©s Ă  l’impuissance » lui paraissait « antinationale ». Mais c’est la forme qui a gĂȘnĂ© le gouvernement car, sur Le fond, personne n’en doute.

Tous les mardis, au petit-dĂ©jeuner des dirigeants du « socle commun », plusieurs participants ont pris l’habitude de presser François Bayrou de questions sur la suite. « On en est rĂ©duits Ă  lire l’horoscope tous les matins et Ă  se demander “Et maintenant, on fait quoi ?” », peste l’un d’eux. Mardi dernier, le premier ministre a fini par en dire un peu plus, au moins sur le calendrier parlementaire.

Reporter les sujets clivants Ă  aprĂšs-demain

Objet d’une bataille sourde mais vive en interne, le crĂ©neau parlementaire de la mi-mars a Ă©tĂ© dĂ©diĂ© Ă  la loi sur Le narcotrafic, chĂšre Ă  Bruno Retailleau. Celle sur le mode de scrutin municipal Ă  Paris, Lyon (RhĂŽne) et Marseille (Bouches-du-RhĂŽne) suivra. Au mois de mai seront examinĂ©s les deux projets de loi sur la fin de vie : l’un sur les soins palliatifs, l’autre sur les dispositifs d’aide active Ă  mourir. Le tout entrecoupĂ© d’un texte sur le statut de l’élu, d’une loi simplification et de fenĂȘtres dĂ©diĂ©es aux oppositions.

Rien de suffisamment clivant pour permettre Ă  l’opposition de censurer, espĂšre Matignon. Les textes plus sensibles sur le plan politique, comme la rĂ©forme de l’audiovisuel public, la proportionnelle ou la loi immigration qu’espĂ©rait un temps Bruno Retailleau, ont Ă©tĂ© repoussĂ©s aux calendes grecques, voire annulĂ©s. « 1} essaie d’éroder tout ce qui dĂ©passe, tout ce qui peut ĂȘtre urticant, constate un cadre de la coalition. MĂȘme les conneries sur les autoentrepreneurs ou les cancers pĂ©diatriques, il a reculĂ© immĂ©diatement. »

Pas question d’enflammer le dĂ©bat ; l’heure est aux concertations, aux dĂ©bats
 bref, Ă  tout ce qui donne du temps. Sur les retraites, l’exĂ©cutif a donnĂ© rendez-vous en juin ; officiellement pour laisser aux partenaires sociaux tout le temps de trouver un accord. « Et s’ils y arrivent, bon courage Ă  la gauche si elle veut censurer le gouvernement sur la base d’un accord issu du dialogue social », raille-t-on Ă  Matignon.

Le dĂ©bat sur l’identitĂ© nationale, promis mais pas encore formalisĂ©, fait office de pendant droitier du « conclave » sur les retraites : une maniĂšre, lĂ  encore, de gagner du temps et de tenter de prendre au piĂšge le RN. Plus globalement, tous les jeudis, François Bayrou convoque des ministres aux aurores pour des rĂ©unions thĂ©matiques dont personne ne comprend bien le dĂ©bouchĂ©. Et il a entrepris, comme beaucoup de ses prĂ©dĂ©cesseurs, une grande rĂ©forme du fonctionnement de l’État ; une maniĂšre, lĂ  encore, de se projeter dans le moyen terme.

Un proche de François Bayrou jette un Ɠil sur le calendrier : « Si on ajoute les vacances et les ponts, les prochains mois vont aller vite. Et Ă  la rentrĂ©e, tout le monde aura le nez dans la campagne des municipales. » Un remake politique de la rĂ©plique de Michel Blanc dans Les BronzĂ©s font du ski : « On ne sait jamais, sur un malentendu, ça peut marcher. »

llyes Ramdani